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Poursuivant ses efforts pour embellir les spectacles cinématographiques, la Société du « Film d’Art » vient d’ajouter à son répertoire une nouvelle bande qu’elle présente, cette semaine, sur l’écran de la salle Charras : Le Baiser de judas, dont le scénario, inspiré de l’un des épisodes les plus émouvants du Nouveau Testament, est dû à M. Lavedan.

De même que nous avions eu la bonne fortune de publier ici l’Assassinat du duc de Guise, nous sommes heureux de pouvoir donner à nos lecteurs la primeur du Baiser de Judas.

LE BAISER DE JUDAS - Mounet-Sully - Le Film d'Art 1908

LE BAISER DE JUDAS

« Drame Cinématographique »

par M. HENRI LAVEDAN de l’Académie française

LA CÈNE

I

Une pièce à la chaux percée dans le fond de trois ouvertures en forme de baies, à l’air libre, par où l’on aperçoit le paysage de Judée. Un tapis est tendu à l’aide d’une corde devant l’une des ouvertures pour garantir de l’ardeur du soleil. Au milieu de la pièce, une longue table recouverte d’une nappe. Des escabeaux de bois. Sur la table, quelques plats et carafes de terre, des coupes également en terre. Plusieurs petits pains plats et ronds. Sur le sol, une amphore et un grand vase de métal. Portes à droite et à gauche.

Jésus entre suivi des apôtres, Jean le premier derrière lui. Judas est parmi les derniers. Jésus parle et tous l’écoutent. Puis il s’avance au premier plan, s’assoit, et Jean alors s’agenouille, commence à lui laver les pieds. Judas, qui voit cela, en sourit avec amertume. Mais Jésus a surpris son regard et sa pensée. Il se lève donc après que Jean ait fini et, tenant lui-même à deux mains le bassin de terre plein d’eau, il vient le poser devant Judas stupéfait et lui fait signe qu’il avance son pied, qu’il va le laver, lui, Jésus, comme il va le faire à tous. Ils sont pénétrés d’émotion. Est-ce possible, Maître ? Cependant Jésus lave les pieds de Judas, qui s’y prête avec mauvaise grâce.

LE BAISER DE JUDAS - Fim PATHE - Le Film d'Art - 1908 (a)

« Le Baiser de Judas » : Jésus lave les pieds de Judas – Judas (M. Mounet-Sully), Jésus (M. Albert Lambert) – Le Film d’Art – PATHE 1908

Au cours de cette besogne, Judas, qui tenait sa bourse, la laisse tomber par inadvertance. Jésus la ramasse et la lui rend. Judas fait voir qu’elle est vide, qu’il n’y a rien dedans, qu’il est bien pauvre ! et rattache sa bourse à sa ceinture. Ensuite Jésus continue de laver les pieds des autres disciples.

II 

Jésus est assis à la table, au milieu des disciples. Jean près de lui. Pierre de l’autre côté. Judas tout au bout à gauche. Jésus prend alors le pain posé sur la table, l’élève un peu, et le montrant à tous, il dit : « Ceci est mon corps ». Etonnement demi-muet de tous : « Ce pain ?…votre corps ? » Il certifie. « En vérité, oui, c’est bien son corps ! puisqu’il le dit ».

LE BAISER DE JUDAS - Film PATHE - Le Film d'Art - 1908 (b)

« Le Baiser de Judas » : Ceci est mon corps… – Judas (M. Mounet-Sully), Jésus (M. Albert Lambert) – Le Film d’Art – PATHE 1908

Jésus verse un peu de vin de la carafe de terre dans la coupe, et l’élevant, dit : « Ceci est mon sang ». Même jeu des apôtres. « Son sang ? » Mains jointes. Et Jésus de nouveau certifie. Il boit et leur passe la coupe où, tour à tour, ils boivent.

LE BAISER DE JUDAS - Fim PATHE - Le Film d'Art - 1908 (c)

« Le Baiser de Judas » : Ceci est mon sang… – Judas (M. Mounet-Sully), Jésus (M. Albert Lambert) – Le Film d’Art – PATHE 1908

Judas est sombre et songeur. Quand ils ont bu, Jésus se lève et dit en les regardant tous les uns après les autres : « Et, cependant, un de vous me trahira ». Protestation générale. Un de vous, répète Jésus. Alors chacun demande : « Est-ce moi ? » Non. « Est-ce moi ? » Non. Et ainsi de suite. On arrive à Judas qui demande en dernier : « Est-ce moi ? » Oui, fait Jésus.

LE BAISER DE JUDAS - Film PATHE - Le Film d'Art - 1908

« Le Baiser de Judas » – Judas (M. Mounet-Sully) : « Est-ce moi ? » – Jésus (M. Albert Lambert) : « Oui. » – Le Film d’Art – PATHE 1908

Tous se lèvent. Les uns s’écartent avec horreur de Judas. Les autres veulent se précipiter. D’un geste, Jésus ordonne le calme, et Judas, qui s’est levé aussi, s’enfuit. Et aussitôt, Jésus est entouré par les apôtres, qui tombent à genoux.

LE JARDIN DES OLIVIERS

La nuit tombe. Paysage de Judée, oliviers, arbustes courts, rocs, pierres en quantité, sol mouvementé. A gauche, premier plan, un grand arbre dont avancent horizontalement plusieurs maîtresses branches.

Judas arrive, le premier, seul. Il guette. Presque aussitôt, de l’extrémité opposée, arrivent les princes des prêtres et une troupe d’hommes armés de bâtons, quelques soldats avec des lances (une douzaine). Ceux-ci, sur un signe des princes des prêtres, restent en arrière. Les princes des prêtres abordent Judas.

Eh bien ?

(Judas) Il va venir tout à l’heure.

– Ici ?

(Judas) Ici, et je vous le livrerai, vous pourrez vous en emparer.

Comment le reconnaitrons-nous ?

(Judas) Je l’embrasserai sur la joue droite.

– Bien.

(Judas) Maintenant payez-moi la somme promise, les trente deniers.

Il tend la main. On les lui compte dans la paume, un par un. Il recompte, discute un des deniers : « Est-il bon ? » le fait sonner sur une pierre, enfin les met tous dans sa bourse qu’il rattache à sa ceinture. La nuit est tombée d’avantage. Soudain Judas dit :

(Judas) Je crois qu’il vient !

Aux autres :

(Judas) Cachez-vous !

Tous, princes des prêtres et ceux qui les accompagnaient, se cachent dans les buissons, derrière les rochers.

Judas reste seul, attendant.

Jésus bientôt arrive, précédé de deux de ses disciples en avant-garde. Il est au milieu des autres disciples, il leur parle, tous l’écoutent, pressés près de lui. On marche à pas très lents. Deux tiennent des torches. Dès qu’ils aperçoivent une ombre, les deux hommes d’avant-garde et le groupe de Jésus s’arrêtent. « Qui est là ? » Méfiance. On entoure Jésus. Quelques uns se précipitent. Judas dit :

Ami ! c’est moi, Judas !

On se rassure, bien qu’avec des visages peu confiants. Jésus s’avance vers lui  et s’arrête :

(Jésus) Que me veux-tu ?

Judas s’incline :

Maître, je te salue. Et après avoir baisé la main de Jésus, il le baise sur la joue droite.

LE BAISER DE JUDAS - Film PATHE - Le Film d'Art - 1908 (e)

« Le Baiser de Judas » : …Après avoir baisé la main de Jésus, Judas le baise sur la joue droite. – Judas (M. Mounet-Sully), Jésus (M. Albert Lambert) – Le Film d’Art – PATHE 1908

Immobilité et regard de Jésus. A peine Judas s’est-il écarté après le baiser que les princes des prêtres et leur petite troupe surgissent, s’élancent pour s’emparer de Jésus. Il y a une bagarre. Les disciples font résistance. Judas est à l’écart, tremblant, prêt à fuir.

Pierre tire l’épée d’un soldat et frappe un des assaillants qui portait la main sur Jésus. Il le blesse à l’oreille. Le sang coule. Jésus prend cet homme par le cou, le serre sur son cœur et le protège contre la fureur des disciples. Il commande à Pierre de remettre son épée au fourreau ! Celui qui a frappé par l’épée périra par l’épée. Pierre s’y résout avec peine. Puis Jésus, commandant du geste qu’on lui obéisse, s’avance de lui-même vers le groupe des assaillants et se livre à eux. « Me voici ». Un des hommes qui a une corde à nœud coulant à la main s’apprête alors à lier les mains de Jésus. Un des disciples s’indigne, arrache la corde à l’homme et la lance en l’air, au loin ; elle va retomber et s’accrocher à une des maîtresses branches horizontales du gros arbre du premier plan. Elle y reste pendante avec son nœud coulant ouvert. « Inutile de me lier, dit Jésus, je vous suis ». On l’entoure et on l’emmène. Les disciples hésitants, effrayés, l’abandonnent un par un et s’enfuient. Judas, resté seul, suit… de loin, en riant, faisant sauter dans sa main la bourse pleine.

LES REMORDS DE JUDAS 

Le même décor du jardin des oliviers. La nuit. Vent, arbres secoués, nuages passant sur la lune qu’ils couvrent et découvrent tour à tour.

Judas, sombre, abîmé de tristesse et de remords, arrive par le chemin rocheux. Il veut revoir le lieu même où il a accompli sa trahison. Son crime lui fait horreur. Il retire de sa ceinture sa bourse toujours pleine, compte les deniers qui le brûlent, les jette avec la bourse. Il regarde le lieu où s’est déroulée la scène du baiser, la revit. « C’est par ici qu’il est venu, là que je l’ai embrassé, que les soldats l’ont saisi ». Il tombe accablé… Il prie, il pleure. Il croit qu’on l’appelle, que Jésus va apparaître. Alors il s’enfuit, court longtemps et arrive, épuisé, à quelques kilomètres de là.

On voit se dérouler derrière lui, à mesure, un paysage rocheux, dénudé, sinistre.

Judas se couche sur le sol, il pense avoir trouvé le calme et tout à coup… il voit une forme qui se dessine… une forme assise… C’est Jésus qui lui apparaît dans sa prison, les mains liées. Au-dessus est une étroite fenêtre grillée et derrière les barreaux, grimace à l’extérieur une tête moqueuse qui ricane, et cette tête, c’est la sienne à lui, Judas ! Puis la vision s’évanouit. Judas se lève, reprend sa course, fuit ce lieu maudit, toujours à travers un paysage tragique sans cesse renouvelé sur ses pas, et retourne, invinciblement attiré par le remords, vers l’endroit de la trahison. Comme il s’arrête pour s’y reposer, tout haletant… nouvelle apparition de Jésus, debout et sans ses liens, cette fois, et lui pardonnant.

LE BAISER DE JUDAS - Film PATHE - Le Film d'Art - 1908 (f)

« Le Baiser de Judas » : Jésus, debout et sans ses liens… – Judas (M. Mounet-Sully), Jésus (M. Albert Lambert) – Le Film d’Art – PATHE 1908

La vision cesse. Mais quel est cet homme qui vient d’arriver à quelques pas, sans qu’on l’entende ? et que fait-il là, se baissant, se relevant ? Ah ! c’est un pauvre homme qui ramasse les deniers jetés par Judas. Celui-ci le regarde hébété. Quand l’homme a trouvé tous les deniers et les a remis dans la bourse qui était aussi à terre, il s’avance vers Judas, et la lui tend comme pour la lui rendre,

LE BAISER DE JUDAS - Film PATHE - Le Film d'Art - 1908 (g)

« Le Baiser de Judas » : Le pauvre homme s’avance vers Judas et lui tend sa bourse. – Judas (M. Mounet-Sully), Jésus (M. Albert Lambert) – Le Film d’Art – PATHE 1908

et, au moment où il fait ce geste, il se transforme, et c’est Jésus !…

LE BAISER DE JUDAS - Film PATHE - Le Film d'Art - 1908 (h)

« Le Baiser de Judas » : Et c’est Jésus !… – Judas (M. Mounet-Sully), Jésus (M. Albert Lambert) – Le Film d’Art – PATHE 1908

Judas crie de terreur, pendant que la vision s’évanouit à nouveau. Alors il se tord les bras, demande grâce, veut se crever les yeux. Apercevant un buisson de ronces, il en arrache plusieurs longues lianes épineuses qu’il enroule avec rage et dans une sorte de folie autour de son front, serrant de toutes ses forces, de telle sorte que le sang coule et qu’il a l’air couronné d’épines. Il est à bout, il tombe et reste sans mouvement. A la minute passe alors un vieillard qui mène un âne. Il aperçoit Judas étendu à terre, tout sanglant. Il s’arrête, lui parle, le secoue, le relève, retire les liens d’épines de son front, essuie et lave son visage meurtri. Judas rouvre les yeux :

– Ah ! merci, voyageur compatissant.

Ce dernier le réconforte et se penche soudain vers lui comme pour l’embrasser. Quand il n’est plus qu’à quelques centimètres de sa joue : c’est Jésus ! toujours Jésus !… qui disparaît aussitôt. Cette fois, Judas ne veut plus voir, plus respirer, plus vivre, il court hagard et voilà qu’il aperçoit l’arbre, à la grosse branche duquel pend la corde et son nœud coulant, la corde avec laquelle on voulait lier les mains de Jésus ! Voilà son affaire, mais il ne peut atteindre la corde même en levant la main et en se haussant sur la pointe des pieds.

LE BAISER DE JUDAS - Film PATHE - Le Film d'Art - 1908 (i)

« Le Baiser de Judas » : Il atteint, de son visage, la hauteur de la corde… – Judas (M. Mounet-Sully) – Le Film d’Art – PATHE 1908

Par le tronc, il essaye de grimper sans pouvoir y arriver… il retombe, une fois, deux fois, trois fois. Enfin il prend des pierres, à côté, de lourdes pierres qu’il transporte une à une, et de plus en plus petites et vacillantes, qu’il entasse les unes sur les autres, monte sur ce branlant édifice, avec combien de peine ! et atteint, de son visage, la hauteur de la corde. Il s’y suspend d’abord de ses deux mains, pour éprouver sa résistance et sa solidité. La corde tient. Il reprend contact des pieds avec les pierres, et commence à passer sa tête, doucement d’abord, le bord du visage seulement, dans le nœud coulant large ouvert, il le retire avec épouvante dès qu’il sent le contact de la corde à son cou, le remet de nouveau. Peur, affres de la mort. Enfin, dans un grand élan de résolution, il fonce dans le nœud coulant, chasse avec ses pieds l’édifice des pierres qui croulent, et il reste pendu, tandis qu’un grand corbeau, qui vient de s’abattre sur lui, commence à lui manger le crâne.

LE BAISER DE JUDAS - Film PATHE - Le Film d'Art - 1908 (j)

« Le Baiser de Judas » : …Un grand corbeau commence à lui manger le crâne. – Judas (M. Mounet-Sully) – Le Film d’Art – PATHE 1908

La première partie de ce « drame cinématographique » a été mise en scène sur le théâtre de Neuilly, où nous avons conduit naguère nos lecteurs ; toute la fin a emprunté, à défaut d’un paysage de Judée, l’admirable cadre de la forêt de Fontainebleau où abondent les sites pittoresques. C’est dans un décor naturel de rocs abrupts que Judas consomme son forfait et qu’il fuit ensuite, traqué par le remords ; c’est à un arbre véritable, et dont le vent agite la ramure, que se pend le disciple traître, et la grandiose sauvagerie de ce paysage, qu’on voit se dérouler et changer pendant la course affolée du coupable, ajoute par sa beauté  sévère au dramatique de l’action, et au jeu émouvant des deux admirables protagonistes, MM. Mounet-Sully et Albert Lambert ; enfin, l’impression est profonde quand, après la pendaison, on voit un corbeau vivant picorer le crâne du cadavre et essuyer aux cheveux son bec aigu. C’est en recourant ainsi à de vivants décors, que le cinématographe peut ajouter à l’effet théâtral et procurer des sensations d’art vraiment inconnues avant lui.

« Le Baiser de Judas » L’ILLUSTRATION n° 3435 – 26 décembre 1908

Lire aussi : (« A propos du « Retour d’Ulysse » par le Film d’Art ») et (« Le théâtre cinématographique à Neuilly »)

 
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