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DISPARITION
Il y a quelques semaines à peine, le 6 septembre dernier, disparaissait Jean-Paul Belmondo. Acteur populaire, très aimé des français, il n’a jamais cessé de clamer son amour du métier et son bonheur d’être acteur. Nous avons donc tenu à nous associer aux nombreux hommages qui lui ont été rendus en publiant des extraits d’une interview publiée en 1964 dans Le Nouvel Observateur. Cette interview réalisée par Michel Cournot était pieusement conservée dans les archives personnelles de la comédienne Jeanne Sully.
François et Frédérick Sully

LE NOUVEL OBSERVATEUR n° 5 – 1964
INTERVIEW JEAN-PAUL BELMONDO par Michel Cournot
LES MARTIENS NOUS AURONT
« On cause, la crise, on gamberge, tu sais ce qu’il faut ? Priorité – Une école ! Commencer par le commencement !
Moi j’en vois de plus en plus des types qui ont envie d’apprendre le cinéma. Ils n’ont rien nulle part. Ils essayent de jouer comme ça : ils se ramassent. Foutus pour le métier, et des types bien ! Ceux qui marchent sans avoir appris, c’est des cas…
… Jouer la comédie, ça s’apprend. C’est pas tellement difficile, mais ça s’apprend…
… Où veux-tu apprendre ici ? Tu n’as rien ! Tu as le conservatoire ? Le conservatoire, c’est usé ! C’est un truc de préhistoire, on y fabriquait des mecs pour jouer Athalie devant des bonnes femmes en robe du soir, ça suffit plus ! Maintenant tu joues la comédie en cinémascope, à la télévision, on travaille plus pour les marquises ! Le travail d’acteur a complètement changé. C’est pas au conservatoire que tu vas apprendre !
Au conservatoire, qu’est-ce qu’ils t’apprennent ? Ils t’apprennent ton texte, ils t’apprennent à le balancer aux sourdingues du troisième balcon ! C’est tout. Ils t’apprennent surtout pas à parler naturellement, ils t’apprennent à gueuler comme à la Comédie-Française. Viens causer comme ça aux studios de Billancourt, tu es viré en moins de deux !
Non, les types qui sortent du conservatoire, ils peuvent travailler au Français, tu es bon pour les tournées de province, tu n’es pas bon pour autre chose ! Ils te bouclent trois ans, ils font de toi un infirme ! Un type inutilisable ! C’est un peu moche !
Je te demande pas l’Actor’s Studio, tu m’as compris ! L’Actor’s Studio c’est pour les drogués de Chicago, les pédés de Central Park, les philosophes chômeurs, les émigrés neurasthéniques, les mecs à problèmes. L’Actor’s Studio, c’est épatant pour l’Amérique, mais pas pour nous. Pas encore.
… Former des acteurs, c’est prendre des mecs qui en veulent, et leur apprendre la boxe, la cuisine, l’escrime, la boucherie, la machine-outil, c’est leur faire avoir le permis poids lourd, leur permis pilote, c’est leur apprendre à cirer les chaussures et à découper le jambon, à faire marcher un bulldozer et à couper les pages d’un livre, à plonger à quinze mètres et à causer anglais. C’est leur apprendre tout, parce que maintenant on leur demande tout, on leur demande plus seulement d’ânonner Marivaux.
…Une école d’acteurs, on y apprend tout ! Et puis on passe à la pratique, entre les cours. Allez hop ! Sur les planches, les vraies, deux, trois fois par mois, pour savoir ce que c’est ! Sans ça, comment veux-tu apprendre ?
Au Conservatoire ils sont dingues, tu sais ce qu’ils font ? Ils jouent les uns devant les autres ! Ils ont leur public de copains, ils finissent par croire que c’est arrivé ! Ils font n’importe quelle connerie, les copains sont pliés en deux ! Qu’ils aillent faire ça au Gymnase, à l’Edouard VII, ils verront le bide ! Au Conservatoire ils jouent pendant trois ans devant un faux public qui rigole de confiance ! Et quand ils débarquent au théâtre ou dans un studio de cinéma, ils sont complètement paumés !
… Le vrai public tous les quinze jours, voilà ce qu’on se taperait dans une vraie école ! Et tous les soirs au spectacle ! Le boulevard ou le cinéma, tous les soirs !
…Au Conservatoire, on les laisse pas sortir ! …Non, ils ont droit au Français, un point c’est tout, ils ont droit aux grandes bécasses qui naviguent sur la pointe des pieds en larguant Théramène comme un air d’opéra ! C’est chouette pour apprendre le métier ! Quand le cinéma leur demandera d’interpréter un charcutier qui relève son volet de fer, ils auront bonne mine !
Moi, quand on me parle de crise, je dis : si vous voulez avoir du monde, apprenez-nous notre métier ! Faites des écoles de cinéma ! En France on apprend rien ! On a deux cents ans de retard ! On prend des jeunes qui y croient, qui ont le feu, qui ont des dons, et on en fait des bons à rien ! J’appelle ça un crime !
…On se fera bouffer par les martiens parce qu’ils auront des écoles. Nous on n’a pas d’école. C’est un crime. »
