Victor Hugo (1802-1885)
Des paroles aux actes !
Alors que beaucoup d’écrivains compensent, par le biais de l’écriture, une vie peu mouvementée, celle de Victor Hugo rivalise en péripéties avec les intrigues de ses romans et de ses pièces de théâtre.
Confident de Louis-Philippe, insurgé qui va d’une barricade à l’autre dans le Paris à feu et à sang du coup d’Etat de 1851, exilé pensif chevauchant le long des grèves, écrivain engagé tentant de sauver des vies et encourageant les peuples opprimés dans leurs révoltes, idole des foules, vénéré par les uns, insulté par les autres… Non, sa vie n’a rien à envier à celle des héros de fiction.
La tentation est grande de comparer sa destinée à celle des êtres nés de son imagination. Trompé comme Gilbert (Marie Tudor) mais séducteur comme Gallus (Les Deux trouvailles de Gallus), déchiré dans son amour paternel comme Triboulet (Le roi s’amuse), ayant dû affronter comme Gwynplaine des assemblées hostiles (L’Homme qui rit), mis au ban de l’Etat comme Hernani, obligé de changer d’identité comme Jean Valjean, acharné comme Gilliatt à lutter contre l’adversité (Les Travailleurs de la mer), Hugo finit par ressembler à ses personnages ou les crée à son image. La vie se fait prolongement de l’œuvre, et l’œuvre miroir de la vie.
Sans faire ce que Proust reprochait à Sainte-Beuve – juger l’œuvre en fonction des défauts et des qualités de l’homme -, on peut avancer qu’il y a transfusion incessante du sang de l’écrivain au sang de l’écriture. Mais comment donner au lecteur une idée de cette circulation essentielle ?
Victor Hugo n’a pas le même regard pour Adèle Foucher, la jeune fiancée à qui il écrit des lettres passionnées et pour Mme Hugo, l’épouse infidèle, pour le Lamartine amical qui soutient ses Odes de 1826 et pour l’aigre censeur des Misérables (Les). Lui-même change, le royaliste devient libéral puis républicain, le chaste adolescent devient un adulte sensuel qui ne résiste pas toujours aux tentations.
L’évolution esthétique se fait plus rapidement encore que l’évolution morale ou politique. Si l’écrivain débutant est influencé, dans ses tragédies de collège, par les leçons de classicisme de ses aînés, il ne tarde pas à se libérer des notions et des règles dans lesquelles on voulait emprisonner son originalité. Il ne se laissera pas brider comme Corneille, dont l’imagination lui paraît avoir été étouffée par l’étroitesse des unités de temps et de lieu dans lesquels on l’a enfermé. Très tôt il renonce à se fonder sur des modèles passés pour faire acte de création et, n’en déplaise aux classiques du XIXe siècle comme à ceux des temps à venir, il fait une littérature qui n’appartient qu’à lui.
Avec Cromwell et sa préface, il renverse les murailles de la dramaturgie ancienne et, avec Hernani, il sème la provocation dans le temple du classicisme. Les Odes, de facture encore conventionnelle, qui plaisaient tant à Lamartine, sont relayées par les souples et fantasques Ballades qui ouvrent la porte à l’inquiétante étrangeté. Quant au romancier, il s’est montré encore plus précocement hardi que le poète : Han d’Islande a été un coup de poing lancé à la figure des « gens de goût » que ce premier monstre jailli de l’esprit de Hugo a terrifiés, et qui se sont demandé si l’auteur lui-même n’était pas un fou dangereux, capable de les vampiriser et de boire leur sang dans un crâne, comme son héros. Le Dernier jour d’un condamné pousse le mauvais goût jusqu’à leur faire partager les angoisses d’un condamné à mort, contestant ainsi l’échafaud, ce pilier des sociétés où règne l’ordre.
Ce qui achève de déplaire à certains, c’est que la libération du mot entraîne chez lui la libération de l’idée : l’écrivain, débarrassé des critères d’autrefois, fait figure de révolutionnaire parce que l’imagination « casse des carreaux dans l’esprit des bourgeois » et, en effet, l’audace verbale de Hugo l’entraîne peu à peu vers l’audace de la pensée. On lui reproche alors de vouloir flatter les masses et il s’écrie : « Je suis le démagogue horrible et débordé / Et le dévastateur du vieil ABCD ».
Oui, Hugo est un dévastateur. Ne faut-il pas démolir les vieilles masures de l’esprit pour construire du nouveau ? Oui, Hugo est horrible, comme ses créatures, c’est-à-dire qu’il n’est pas beau à la manière des classiques : la douceur et la régularité des traits ne sont pas à la base de son harmonie, faite plutôt de désordre maîtrisé. Oui, Hugo est haïssable, parce qu’il rugit ses colères avec violence et obstination, sans transiger, sans essayer de ménager les consciences et sans se ménager lui-même. Ses combats sont tellement liés à son œuvre qu’il publiera ses discours politiques sous le titre Actes et Paroles.
Il est des amitiés que les années n’abolissent pas : celle de Gautier, de Dumas, du peintre Louis Boulanger, de Paul Meurice ou d’Auguste Vacquerie ; un amour que rien, pas même les épreuves les plus douloureuses ne peut déraciner : celui de Juliette Drouet ; il est des aspirations dont l’intensité ne fait que croître et qui se traduisent, à un demi-siècle de distance, par des impératifs identiques : s’opposer aux tyrans, traquer les injustices, refuser les damnations sociales, réduire la misère jusqu’à la faire disparaître, éclairer les ténèbres.
Aussi, l’œuvre de Hugo tient-elle une sorte de long discours, à la fois morcelé et ininterrompu, qui se corrige, au besoin, en se nuançant, en se précisant, en se radicalisant, à mesure qu’il progresse.
Chacun de ses écrits est, dans une certaine mesure, lié à un précédent, immédiat ou plus lointain : Ruy Blas (1838) évoque le couchant dont Hernani (1830) montrait l’aurore ; William Shakespeare (1864) est une réplique aux détracteurs des Misérables (1862) ; Quatrevingt-Treize (1874) est amené par le livre sur « l’Aristocratie » que constitue L’Homme qui rit (1869)…
De même, ses personnages entretiennent-ils des relations subtiles : Maglia (protagoniste des maintes esquisses dramatiques) est cousin de don César de Bazan (Ruy Blas); Gavroche (Les Misérables) aura un équivalent adulte en Glapieu (Mille francs de récompense) ; Gwynplaine est frère de Quasimodo, de Triboulet (Le roi s’amuse) ou de Ruy Blas. Mais à travers leurs ressemblances, ces personnages peuvent aussi, d’une œuvre à l’autre, se transformer. Le François 1er du Roi s’amuse est un don Juan égoïste et destructeur que l’amour ne peut effleurer, alors que le duc des Deux trouvailles de Gallus, qui paraît d’abord conserver le cynisme de son prédécesseur, montrera – in extremis mais trop tard – qu’il était capable d’aimer. Sa victime, Zabeth, nouvelle incarnation de Fantine ou de Marion de Lorme, se révolte pour elle et pour ses semblables, contre une société qui lui a volé son âme et l’a réduite à l’état d’objet.
Les interrogations obtiennent parfois une réponse en certains lieux de cette écriture-parcours : ainsi, la violence révolutionnaire qui fait longtemps question, apparaît-elle au terme des Quatre Vents de l’esprit, comme la résultante des humiliations subies, et une nécessité de l’Histoire.
Mais chaque réponse, loin de figer l’esprit en des certitudes, et de fournir des solutions confortables, s’accompagne de doutes et appelle à une nouvelle réflexion. D’où l’ambiguïté de presque tous les dénouements de ses romans.
Le mot fin n’est jamais qu’une convention, une halte dans la gestation d’une pensée ouverte et d’un univers en expansion. L’œuvre devient alors le symbole d’une existence en marche, que la mort interrompra tôt ou tard, avant que le voyageur ne se soit arrêté au terme de sa quête. Un poème ou une pièce abandonnés, un fragment en prose ou en vers, quelques lignes sur un carnet, seront les témoins d’un moment de vie écoulée, et l’œuvre d’art n’est peut-être, comme la vie même, qu’une série de moments. Si Hugo a tellement tenu à ce que ses fragments soient publiés, c’est parce qu’ils étaient les traces concrètes de ses tâtonnements et de sa recherche de l’infini.
Pour lui, plus que pour beaucoup d’écrivains, la littérature n’est pas uniquement une des formes de la beauté mais elle est combat ; le mot est toujours parole et la parole devient acte parce qu’il a fait en sorte que son écriture soit à la fois précieuse en elle-même sans renoncer à être utile.
Danièle Gasiglia-Laster © (Tous droits réservés)
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